jeudi 13 avril 2006

Les Syriaques racontent les Croisades


L’actualité des Croisades

Les croisades sont d’une grande actualité. De nombreuses études, des ouvrages savants, des romans, des articles, évoquent le premier pèlerinage armé qui s’ébranla, il y a neuf siècles, et les expéditions outre-mer qui suivirent. Des films ravivent les mémoires. La figure ardente et pieuse de Godefroy de Bouillon brille encore ; celle de Saladin, le conquérant kurde, l’unificateur d’une grande partie du Proche-Orient, le champion emblématique d’un Islam puissant, fascine et attire. Son tombeau à Damas est très visité.

En France, comme dans d’autres pays européens, les manuels scolaires, s’appuyant sur les récits des chroniqueurs occidentaux, présentèrent les croisades comme des guerres justes. Ils en firent une geste, exaltant la magie des héros qui s’identifiaient à une noble cause, la délivrance de Jérusalem, magnifiant leur générosité, leur dynamisme, leurs victoires. Il fallut attendre le siècle des Lumières, pour que des écrivains, tel Voltaire, dénonçassent la brutalité, la violence, l’intolérance de ce cycle épique regorgeant de tués.

Les auteurs musulmans du Moyen-âge virent dans la croisade deux forces qui cherchaient à s’imposer, à occuper le territoire, plutôt que deux civilisations prêtes à s’entrechoquer. Dès le XIVeme siècle, le monde musulman, arabe ou turc, oublia presque les luttes des Francs, établis sur une bande côtière du littoral méditerranéen, contre les sultans, les émirs. Il négligea les traces de ces événements épisodiques. Au XIXeme siècle et au XXeme siècle, il commença à se réveiller politiquement et religieusement, lors des mandats confiés à l’Angleterre et à la France pour administrer certains États ou territoires, et de la décolonisation. Depuis, il est revenu sur cette page d’histoire, l’a actualisée.

Ces deux visions des événements, soit pour encenser les croisés, soit pour les accabler, dénoncer leurs fureurs épicées, leur démesure, manquent de nuances. Je veux montrer un autre point de vue, celui des chroniqueurs syriaques qui me paraît plus objectif, plus impartial. Michel le Grand (1126-1199), l’Édessénien anonyme (il écrit avant 1237) et Bar Hébraeus (1226-1286) vécurent à cette époque-là et relatèrent l’aventure des croisades, qui toucha les chrétiens syriaques. Leurs textes, peu connus du grand public et souvent inédits, apportent au lecteur moderne un autre éclairage.

Les trois chroniqueurs syriaques

Michel le Grand naquit à Malatiya, l’ancienne Mélitène, importante ville de la Petite Arménie, dans la région de Cappadoce. Il devint patriarche en 1166, et gouverna l’Église syriaque occidentale pendant 33 ans. Il vécut à l’époque des premières croisades. En 1177, il rencontra le roi de Jérusalem Baudouin IV à Acre, après sa grande victoire sur l’émir Saladin à Montgisard. Il écrivit une riche chronique qui fait aujourd’hui toute sa gloire.

L’ Édessénien anonyme, peut-être un religieux, vécut probablement à Édesse. Il fut le contemporain des événements qui se déroulèrent de 1184 à 1237. Il se trouvait à Jérusalem lorsque Saladin l’assiégea et la prit en 1187. Il donna sa version du siège dans son originale et vivante Chronique.

Gregorios Abu’l-Faradg Gamal al-Din, dit Bar Hébraeus, vit le jour près de Mélitène. Il fut élevé en 1264 à la dignité de Maphrien, grand métropolite, primat pour les pays de l’Orient. Il écrivit en syriaque une Chronographie, et relata les derniers événements des croisades, jusqu’à la chute de Saint Jean d’Acre qui tomba aux mains des Mamelouks en 1291 et signa la fin de la présence franque au Proche-Orient.

Qui sont les Syriaques ?

Les Syriaques, (en arabe : suryan), formaient un peuple, une nation, avec son histoire, sa religion chrétienne, sa culture, sa langue, l’araméen syriaque. Ils ne réussirent pas à créer un royaume terrestre, un État avec une administration, une armée, comme les Arméniens ou les Grecs.

Au Ve siècle, ils se divisèrent en deux branches. Les Syriaques orientaux dits « nestoriens » s’étaient établis surtout en Mésopotamie et en Iran. Les Syriaques occidentaux comprenaient les « jacobites » qui résidaient en Syrie, en Haute Mésopotamie, et les maronites du Liban.

Les Syriaques vécurent en Orient, au sein des grands empires, sur des terres battues par les vents. Au fil des siècles, ils virent arriver de multiples invasions, ils subirent, vague après vague, les assauts des cavaliers grecs, romains, perses, arabes, turcs seldjoukides, et plus tard, les offensives des Mongols. Ils connaissaient peu les Francs venus des contrées lointaines d’Europe occidentale quand, à la fin du XIeme siècle, ils débarquèrent en Syrie et en Palestine, résolus à se battre contre les Musulmans, pour la délivrance du tombeau du Christ à Jérusalem. Les Francs fondèrent en Terre sainte des royaumes, des principautés, des comtés, construisirent un réseau de forteresses qui assuraient la sécurité des pays.



L’état des lieux au Proche-Orient du XIe siècle au XIIIe siècle

Les jeux, au Proche-Orient, n’étaient pas aussi tranchés qu’on le raconte. Au XIeme siècle, il était autant peuplé de chrétiens, Coptes, Arméniens, Grecs, Syriaques, que de musulmans. Ceux-ci comprenaient des Arabes, des Turcs, des Kurdes. L’empereur de Constantinople n’hésitait pas à engager dans son armée des contingents musulmans et l’émir de Shayzar, des chrétiens arméniens. Leur foi opposait plutôt les chrétiens de multiples confessions entre eux.

De même, les princes musulmans de l’Orient se faisaient la guerre pour prendre telle ou telle ville et y installer leur dynastie.

À Bagdad, les califes Al-Moustazhir et ses successeurs, sans grande force militaire, n’attachèrent pas une si grande importance à la Croisade qui les concernait peu. Jérusalem était loin.

Les Francs, au XIIIeme siècle, n’occupaient en Syrie-Palestine qu’une bande côtière. Ils n’avaient pu prendre Le Caire, Damas, Alep, Mossoul, Bagdad et bien d’autres villes et contrées du monde musulman.

Quant aux Francs, il leur arrivait de jouer un subtil jeu politique. Ils n’hésitaient pas à choisir, lors de certaines circonstances, l’alliance des émirs musulmans. En 1115, ils conclurent un pacte d’alliance défensive avec les émirs d’Alep, de Damas et de Mardin contre le commandant Boursuq de Mossoul, envoyé par le grand sultan turc seldjoukide du Khorasan. Le vizir d’Égypte, Chawer, demanda l’aide du roi de Jérusalem, Amaury.

Les Syriaques, qui vivaient entre deux camps, relatèrent les tentatives des Musulmans pour combattre les Francs après leurs premiers succès. Ils consignèrent les défaites mais aussi les victoires des Turcs Seldjoukides, Ortuqides, Zengides, et des Kurdes ‘Ayubides.



Les croisades, ni guerres de religions, ni conflits de civilisations

Les auteurs syriaques insérèrent les fils brillants et colorés de la Croisade, œuvre politique et aventure spirituelle, dans la trame de leur propre histoire.

Ils ne parlèrent pas, à propos des Croisades, d’invasion barbare, d’agression, de viol de territoire, selon les expressions de certains auteurs modernes. Ils racontèrent les « voyages Outre-mer », « l’exode » des Francs, à Jérusalem et au Proche-Orient, qui partaient délivrer le tombeau du Christ, tombé aux mains des Musulmans, et venaient en aide aux chrétiens orientaux. Ils n’utilisèrent pas les mots « croisades », « croisés ». Ils ne numérotèrent pas ces expéditions.

Les chroniqueurs syriaques ne virent pas la Croisade sous l’angle d’une fracture entre l’Orient et l’Occident, au sens habituel de ces termes. Selon le texte du grand patriarche d’Antioche, Denys de Tell-Mahré (818-845), repris par notre chroniqueur Michel le Grand, l’Orient désignait pour eux les régions situées à l’est de l’Euphrate ; l’Occident celles qui s’étendaient à l’ouest du fleuve, jusqu’aux confins de la Palestine.

Après la chute d’Édesse en 1244 et la fin du premier comté franc, en 1146, les communautés chrétiennes, jacobites et nestoriennes, du Proche-Orient vécurent en grande majorité à l’extérieur des États latins. Elles subirent le contrecoup des Croisades qui ne faisaient pas partie de leurs traditions. Elles se tinrent, le plus souvent, hors de l’influence des Francs. Ces communautés gardèrent leurs appartenances ethniques et confessionnelles ; elles s’intéressèrent peu aux motivations idéologiques des croisés, à leurs régimes politiques, à leur société féodale, à leur vie économique et culturelle ; elles restèrent méfiantes envers les coutumes venues d’Occident.


Le bilan mitigé des Croisades

Les Croisades apportèrent des malheurs, une incompréhension entre les peuples. Elles ne furent cependant pas le grand affrontement entre les envahisseurs francs obéissant à des motivations politiques, religieuses, économiques, et les musulmans. La véritable frontière n’était pas entre les chrétiens et les musulmans, dépourvus de haine confessionnelle, elle passait entre les vainqueurs et les vaincus, les maîtres du pouvoir et les autochtones, les oppresseurs et les opprimés.

Les Francs découvrirent en Orient des richesses inconnues, comme la canne à sucre, l’aubergine, l’épinard, l’échalote, l’abricot, la bigarade, la pastèque, les dattes. Ils importèrent en Occident les roses, les mousselines, les tissus damasquinés.

L’on évoque un possible choc des civilisations. Si l’on renonce à la tolérance, le risque d’un tel choc pourrait exister. L’Europe est cependant l’héritière, comme le monde arabo-musulman, des civilisations méditerranéennes ouvertes aux échanges et au progrès. Les cultures sont différentes, mais elles doivent se compléter, s’enrichir.

Les habitants de la planète, enfants du soleil et du ciel étoilé, interdépendants, ont mieux à faire qu’à s’affronter. S’ils veulent bien écouter la Science et la Sagesse, ils doivent renouer le dialogue, fixer les yeux vers un horizon commun, développer un humanisme universel. De nombreux maux menacent aujourd’hui la terre, la pauvreté, la maladie, l’ignorance, la destruction de l’environnement. Ces graves problèmes transcendent largement les barrières de race, de culture, de religion.

Les Éditions l’Harmattan, 352 pages, 2006