lundi 13 mai 1996

ASSUR, le berceau des Assyriens (Qalaat Shergat)


Une visite

En 1962, au printemps, je me rendis à Shergat, une localité située à cent vingt kilomètres au sud de Mossoul. Je profitai de l'occasion pour visiter Assur, la première capitale de l'Assyrie, toute proche, qui hantait mes songes depuis des mois, flamboyant souvenir des temps héroïques.

J’arrivai sur le site grandiose, perché sur un contrefort rocheux du Djebel Hamrîn, qui dominait la rive droite du Tigre. Des murs et des portes, dont celle de Tabira à l'ouest, restaient encore debout. Comme un énorme igloo d'argile, haut de trente mètres et criblé de trous, une ziggourat - tour du temple à étages - surplombait le paysage. Des troupeaux de moutons cherchaient leur maigre nourriture parmi les monticules herbus.

Ce fut vers elle que je me dirigeai d'abord. Symbole de la cité, elle était dédiée au dieu Enlil, dieu de l'air. Elle reliait jadis la terre et le ciel, le présent et l'éternité. D'un bond, je m'élançai à sa conquête, mais le sol s'effrita sous mes pas.

Je faillis me casser la figure, et redescendis. Mais j'étais un curieux, un fureteur et je franchis une porte creusée par les ouvriers dans cette lourde masse. Pourvu qu'elle ne s'écoule pas sur moi, pensai-je tout en m'enfonçant dans l'antre noir. Un frisson d'angoisse me secoua les épaules.

Peu à peu, mes yeux s'habituèrent à l'obscurité et je distinguai des tas de briques crues, éparpillées ça et là. Je ressortis en hâte.

Je marchai vers l'extrémité nord-est de la corne rocheuse.

Une citadelle ottomane, bâtie au XIXeme siècle sur l'emplacement du temple du dieu Ashur avait été aménagée en musée. Ali, le gardien, un jeune homme aux yeux ronds d'orant m'accueillit avec exubérance. Il s'ennuyait et s'empressa autour de moi. Il me montra des cartes, des schémas, des plans, des tablettes, des statuettes d'argile, et autres trouvailles des archéologues. Il me tendit la corde et je m'enfonçai dans le passé d'Assur comme un aventurier se jette du haut d'un pont au fond de l'eau mystérieuse et sombre qui coule à ses pieds.


Une longue histoire

La bourgade remontait à l'époque la plus reculée. Les inscriptions et les poteries révélaient qu'elle avait été habitée dès le début du IIIeme millénaire par un peuple sémite. La cité fut encore occupée par le roi akkadien Narâm-Sin (2259-2223 avant J.-C.), puis intégrée dans la IIIeme dynastie sumérienne d'Ur (2111-2003 avant J.-C.). Belle, active, elle s'adonnait alors au commerce des tissus, du cuivre, de l'étain avec l'Anatolie, la Syrie, la Méditerranée.

Une sombre nuit l'enveloppa durant quelques siècles. Lui porta-t-elle conseil ? Assur recommença à être une importante métropole dans l’empire paléo-assyrien de Shamshi-Adad 1er (1813-1781 avant J.-C.). Au XIVeme et au XIIIeme siècle, elle devint la capitale d'un royaume médio-assyrien qui s'étendait de l'Euphrate aux montagnes de Perse.
Sous les règnes des princes énergiques, Ashurnasirpal II (883-859 avant J.-C.) et Salmanazar III (858-825 avant J.-C.), elle continua son ascension. Le premier l'abandonna pour transférer le siège du pouvoir à Kalhu. Mais Assur demeura le grand centre religieux de l'Assyrie.
Nos ancêtres plaçaient l'âme de leur pays sous la protection d'Ashur, ce dieu local, à l'origine maître de la végétation et du renouveau. Ils le figuraient dans un disque ailé, armé d'un arc. Avec le développement de l'empire assyrien, ils lui avaient donné les attributs d'Enlil, le chef du panthéon sumérien, organisateur de l'univers.

Ainsi c'était le dieu Ashur qui désignait le roi. Il le regardait avec faveur, prononçait son nom qui suivait parfois le sien, et lui réservait un destin plein de grandeur.

Premier serviteur de la divinité, le souverain lui devait une obéissance aveugle. En échange, il remportait la victoire lors d'une expédition militaire. Il obligeait même les pays vaincus à venir vers Ashur et à lui offrir leur butin. Lors des fêtes de nouvel an, le Maître divin était conduit en procession au temple doté de magnifiques jardins. Le monarque prenait part aux cérémonies.
Ashur avait donné son nom à la ville qui s'était déployée comme un éventail, offrant aux yeux des visiteurs éblouis de somptueux monuments décorés de frises et de peintures : Le palais vieux, le nouveau palais, le temple double d'Anou, dieu du ciel et d'Adad, seigneur de la pluie et de l'orage, avec ses tours qui griffaient le ciel, les temples de Sin et de Shamash, dieux de la lune et du soleil.

Sur les conseils du gardien, je choisis de me rendre au temple d'Ishtar, la déesse de l'amour et de la guerre, la reine des colombes.

C'était un très ancien sanctuaire édifié vers l'an 2030 et situé au sud de la voie processionnelle. Hélas, il n'en restait que des amas de pierres et de terre ! Aux jours anciens, pensai-je avec émotion, des êtres pleins de ferveur avaient traversé la cour. Ils s'étaient rassemblés dans la grande salle rectangulaire, garnie de banquettes le long des murs, pour les ex-voto. Ils avaient chanté, psalmodié des hymnes et des lamentations, au son des harpes et des lyres, ils s'étaient enivrés des parfums de l'encens, du cèdre et du cyprès.

Pendant ce temps, les prêtres, les devins et les exorcistes exaltaient par des prières et des offrandes leur protectrice. Sur un podium, Ishtar veillait, richement parée, et son souffle flottait sur les têtes de ses fidèles...

Je remontais doucement vers le "palais vieux". Ébranlées par pans entiers, ses murailles avaient été reconstruites jusqu'à une hauteur d'un mètre. Les fouilleurs y avaient découvert cinq tombes, parmi lesquelles celle d'Ashur Bêl Kala (1074-1057 avant J.-C.), d'Ashurnasirpal II (883-859 avant J.-C.) et de Shamshi-Adad V (823-811 avant J.-C.). Quand le roi partait vers son destin, les femmes du Harem oignaient d'huile fine et d'aromates son corps, le baisaient, le pleuraient tendrement. Puis elles allaient se purifier dans le Tigre, selon la coutume. Revêtu de ses habits royaux, le défunt était déposé dans un simple caveau de pierre, enrichi de quelques trésors, dont le couvercle était scellé par des crampons en bronze.

Les souverains d'Assyrie n'investissaient pas des sommes considérables pour ériger des monuments funéraires ou des pyramides, à l'instar des pharaons. Ils ne se faisaient pas momifier, ils ne regagnaient pas une région de lumière. Comme tous les hommes, ils descendaient au "pays sans retour" pour y mener une existence morne, sombre, poussiéreuse.
Je me penchai au-dessus du sarcophage d'Ashur-Bel-Kala qui béait à ciel ouvert. Il avait été pillé, abîmé par le vent et la pluie. Il n'avait gardé aucun vestige d'un passé prestigieux.


Une tempête de sable

Je continuai ma promenade sur le site. Le ciel s'obscurcissait, se remplissait de rumeurs et de présages. Puis le vent se mit à souffler, soulevant des nuages de sable d'un gris rougeâtre, qui me piquait les yeux. La tempête m'attaqua, m'empoigna au collet. Je luttai pour me dégager. Tout en filant vers l'abri du musée, je songeai à une autre tempête : Elle avait dévasté la ville en l'an 614 avant notre ère...

Où volez-vous, Mèdes cruels avec vos chars et vos coursiers fougueux ? Qu'allez-vous faire d'Assur ? Son heure de feu et de cendres sonne... Son visage humilié se disloque comme une figure de Picasso. La terre résonne du bruit dur des sabots, du vacarme assourdissant des palais qui s'effondrent, des hurlements de la falaise incandescente !

Puis un profond silence retombe sur les bras inutiles du fleuve...

Je n'étais pas fâché d'arriver au musée.

— C'est Ashur qui se met en colère comme autrefois, ironisa le gardien. Rentrez vite, sinon il va vous transpercer d'une flèche cruelle !

Je me laissai tomber sur un banc, désoeuvré. J'essuyai mes joues et mes mains, puis j'éternuai plusieurs fois. Je vis qu'une fine couche de sable recouvrait tous les objets de la pièce.

Ali avança un siège et s'assit à côté de moi. Je repris la conversation :
— Mais pourquoi ce dieu se mit-il en courroux ? En punition de quelle faute obscure livra-t-il aux Mèdes sa propre cité ? Impossible que celle-ci fût totalement incendiée... Ses flammes brûlent encore mon âme.
— En effet, me répondit le jeune érudit, Assur ne disparut pas. Après ces terribles événements, les survivants revinrent l'habiter. Ils ne pouvaient oublier la suzeraineté d'un nom embaumant la myrrhe, l'encens et le cassia ! La ville refleurit à l'époque hellénistique (323 avant J.-C. -fin du 1er siècle après J.-C.). Guidées par Sîn, les caravanes qui se dirigeaient vers Arbeles, Hatra ou Palmyre, secouaient à l'ombre des caravansérails placés hors des murs la poussière de la route. Elles honoraient d'une offrande les divinités d'antan - dont le dieu Ashur - installées à nouveau dans leurs temples restaurés.

Plus tard, les Parthes, un peuple indo-iranien conquit la Mésopotamie. Il favorisa encore la résurrection d'Assur, bâtit de splendides édifices et des quartiers d'habitation.

Les troupes romaines de Trajan saccagèrent Assur en 116, celles de Septime Sévère en 198.

Layard avait découvert le site en 1847. Lors des fouilles de 1903, l'équipe de l'Allemand Walter Andrae retrouva de nombreux vestiges et des graffitis araméens de cette époque. Au milieu de la ville, s'élevait un très beau palais. Sur une cour, donnaient quatre iwans - profondes salles de culte et de réception ouvertes sur l'un des côtés. Ils étaient chapeautés de voûtes en plein cintre et décorés de grecques et de guirlandes en stuc et en plâtre.

Mais déjà les Sassanides ravageaient la région. Vers l'an 256 de l’ère chrétienne, ils mirent à sac la ville sainte qui avait été le berceau des Assyriens et le tombeau des rois. Comment le coeur du dieu Ashur le soutint-il pendant cette seconde destruction ?

— That is the question, observa en anglais le gardien.
Il se leva, saisit un chiffon et se mit à essuyer les antiquités. Puis il m'offrit une tasse de café, et nous attendîmes la fin de la tempête.

Vers les six heures, Ali ferma le musée, alla chercher sa Volkswagen, et me proposa de me ramener à Shergat, où je passais la nuit.

Dans mon rêve, je vis l'antique cité d'Assur. Elle s'alluma dans la fleur de sa plastique beauté. Bien campée sur son promontoire, ivre de ses hautes murailles, de ses tours crénelées, de ses temples et de ses palais majestueux, elle pencha vers le Tigre son visage jaloux et querelleur... Je promenai mes pas le long de ses quais de briques bitumées.

Des musiciens jouaient pour les dignitaires de la ville. Ils voguaient sur le fleuve, dans des bateaux à têtes de dragons, tirés par des rameurs barbus, vêtus de blanc. Ce furent leurs harpes, leurs cymbales et leurs lyres que j'entendis résonner durant mon sommeil fiévreux et ma main baignait dans l'eau qui clapotait près de mon lit.

L'aube blanchit les vitres, la ville s'éteignit et s'engloutit à nouveau au fond du gouffre de l'éternité.

Mésopotamie, paradis des jours anciens, édition l’Harmattan, 1996, Paris, chapitre 4, page 37.

Le site d’Assur est un trésor, il est aujourd’hui menacé par la construction d’un barrage. Après les graves événements qui ont touché l’Irak, le projet a été suspendu, mais l’inquiétude demeure. Il faut protéger ce site, le sauver des inondations, barrages, dégradations, pillages. N’appartient-il pas au patrimoine de l’humanité ?